Les confidences de Quentin

QUENTIN
Mon auteur, de temps en temps se laisse aller à des confidences...

J’ai souhaité laisser sur ce site un espace réservé à Quentin Lamotta. Il a décidé de vous y faire librement des « confidences » me concernant.


Peut-être certains d’entre vous ne savent pas qui est Quentin.


D’abord, il est l’auteur de mes textes. Mais il a aussi écrit des romans, dont « Le Crabaudeur » (Dire Editions) et « Vincent Garbo » (Editions L’Harmattan)


Il est plus que ça encore. Une métaphore vous le dira plus justement : si j’étais artistiquement un arbre, alors Quentin Lamotta serait un peu le jardinier qui élague, protège des parasites, arrose quand il faut et nourrit les racines.


Et puisque nous sommes déjà dans les confidences, soyons franc : comme beaucoup d’artistes j’adore qu’on parle de moi ! 


Avec Quentin, au moins je sais que ce sera bien fait...


Lionel 

Si je vous disais la première fois


Si je disais aux fans de Lionel Langlais que la première fois que je l’ai vu il avait les cheveux tondus, ils auraient sans doute du mal à me croire. C’est pourtant vrai.


Ça se passe sur une péniche amarrée en Seine où se produit un artiste que je coache. La patronne du lieu nous dit : « Y’a là un gars qui voudrait chanter deux chansons ». Pas de problème. « Mais il a pas de guitare… ». On va lui en prêter une. Il commence mal, je me dis. Quelques instants plus tard je le vois qui s’avance... Il chante.


Non, désolé, je ne vais pas vous dire qu’il me colle d’entrée la baffe du siècle. D’abord, il n’y a pas que la guitare qui est empruntée. Lui aussi. Et pas qu’un peu. Ça tremble de partout. Il passerait à la télé, je rectifierai les réglages du poste. Enfin, sur les deux chansons, une seule m’a accroché quelque chose dans l’oreille. 


Il n’empêche, et c’est sans doute là qu’il est costaufort l’animal, c’est qu’il n’est pas question pour moi de quitter la péniche sans aller lui parler. Je lui dis que sur les deux il a une chanson « sympa ». Je pourrais lui dire autre chose d’ailleurs, de se laisser pousser les cheveux par exemple, ou encore de prendre un guitariste s’il n’arrive pas à se guérir de sa tremblote. Il veut savoir qui je suis, je lui laisse une carte, et voilà. On ne s’est pas parlé cinq minutes.


Si vous êtes là c’est que vous êtes intelligents, donc vous vous doutez que dans les jours qui viennent, il va m’appeler… 


Il n’est pas aussi rare qu’on veut bien le dire de voir des artistes à leur tout début sur scène, capables de vous la jouer à l’esbroufe et de vous faire prendre leur vessie artistique pour une grosse lanterne de music-hall. Allez boire un verre avec eux, vous vous retrouvez vite avec des petites personnes boursouflées d’ambitions et de calculs à la virgule près. 


Le grand ou la grande artiste, c’est jamais sur scène qu’on les remarque à leurs débuts, c’est dans la vie. Un grand ou une grande artiste, c’est d’abord quelqu’unquelqu’une dont vous vous dites, dont vous sentez qu’ils portent quelque chose d’étrange… et c’est le bon mot : c’est étrange. Ils ont quelque chose qui fait qu’ils nous sont un peu étrangers, et qu’on leur semble étrangers tout comme.


« C’est qui lui ? Il est lumineux ! » C’est souvent ce que m’ont dit des amis me croisant avec lui pour la première fois. Une lumière, c’est ça, son étrangeté à lui… 


Parce que je suis dans son ombre, il a tenu à me laisser une place sur ce blog. J’ai dit d’accord, mais à une condition : je dis ce que je veux !


Attention, ce sont des confidences que je vous fais là. Merci de ne pas les répéter. Pas à n’importe qui en tout cas. 


Et, confidences pour confidences, vous pouvez vous aussi, je m’y engage, dire ici ce que vous pensez, faire des remarques, me poser des questions, j’y répondrai à ma façon.


Quentin


Si je vous disais la mobylette


Si je vous disais la mobylette de Lionel Langlais, vous seriez sans doute persuadés que je vous invente une histoire, une sorte de parabole à seule fin de promouvoir la ténacité invraisemblable, presque comique, de l’individu Langlais. 


D’autant que personne autour de lui, jamais, n’a entendu parler de cette histoire de mobylette ! Même pas ses plus proches ! Que moi ! Et encore, je suis dans cette confidence depuis peu. Très longtemps, Lionel a été le seul à savoir ça. Enfin lui et son voleur, bien sûr… 


Parce que dans l’histoire il y a aussi un voleur. « Lionel, sa mobylette, et son voleur » ce serait le titre de la fable, si c’en était une.


Au début, il faut juste imaginer une fin d’après-midi et Lionel à dix-sept ans, assis sur une mobylette orange et noire, un casque sur la tête. Sa mobylette, c’est pour lui à cette époque-là l’une des choses les plus essentielles. Il ne peut même pas concevoir l’idée qu’on puisse l’en séparer. C’est de l’ordre de l’impensable. Lionel est apprenti-électricien, il habite à Louviers, son lieu d’apprentissage est à plusieurs kilomètres de là ; sa mobylette, c’est son moyen de locomotion indispensable pour être à l’heure au boulot le matin. Disons qu’en gros – en très gros – dans sa tête à lui de l’époque, imaginer qu’on lui pique sa mob, c’est à peu près aussi impossible que pour un parisien d’imaginer qu’on lui pique son métro ! 


Ce jour-là, donc, en fin d’après-midi assis sur sa mobylette, Lionel voit d’un coup débouler sur lui un gars qui l’attrape, le déboulonne de là, lui donne des coups de poing sur le casque et lui pique sa mobylette.


Lionel est totalement paniqué, il ne s’est jamais battu, il ne sait pas se défendre, s’en trouve totalement incapable, mais s’accroche comme inconsciemment à sa mobylette. L’autre accélère, zigzague, essaie par tous les moyens de se débarrasser de son cinglé, et croit sûrement y être parvenu au moment où la mobylette se stabilise. Mais pas du tout. C’est simplement que le maboul agrippé à la selle s’est assis sur le porte-bagage. 


Une heure durant, le voleur va trimballer son volé dans Louviers. Il va tout faire pour le désarçonner : monter sur les trottoirs, en descendre, frôler des voitures, des arbres, griller des feux… Une heure durant Lionel va être terrifié, littéralement mort de trouille, mais ne lâchera pas sa bécane à moteur, son outil, son bien, son seul bien, sa mobylette.


Chose incroyable, presque plus incroyable encore : le voleur va finir par s’en amuser plutôt gentiment. Sans doute trouvant lui-même la situation invraisemblable, il va aller voir ses potes pour leur montrer ce gars derrière qui s’accroche. Tout le monde rigole, et le manège reprend. Une heure durant. Une heure, et je n’exagère pas ni n’invente rien ! Lionel lui-même dit aujourd’hui : « une heure au moins ! »


À la fin, comme plus amusé du tout, et la mob bien fatiguée, crevée d’un pneu, le voleur va capituler. Mais d’abord, comme par respect, il s’arrête à une station-essence, fait le plein, et laisse Lionel sur son engin en lui disant d’un ton sympa : « tu vois, je te l’ai pas cassée, ta mobylette… »


À ma grande surprise, quand Lionel me raconte cette histoire, il est grave, me parle d’une lâcheté dont il a honte aujourd’hui encore, d’un acte tenu au secret et dont il ne se remet pas vraiment. 


Il est très surpris de me voir rire, vraiment rire, à la fin de l’histoire. Il est encore tellement marqué par la trouille du long moment, qu’il ne voit toujours pas la force de son obstination et la beauté de sa cause. Il a du mal à me croire quand je lui dis qu’à l’évidence son voleur lui-même a dû être très épaté par ce gars qui ne lâche pas…


Ferré me racontant ses débuts au cabaret m’avait dit un jour : « quand on me demande, c’est quoi le talent, je réponds c’est quand on s’arrête jamais »


Ce serait aujourd’hui, je dirais à Ferré : « pour moi le talent, c’est quand on lâche pas la mobylette… »

Si je vous disais ce que pense l'enfant


« Si je leur disais ce que pense l’enfant », c’est ce que ce jour j’ai pensé en pensant à vous. 


J’ai l’habitude de voir Lionel chanter, c’est le moins qu’on puisse dire, et pas rares sont les fois où il me surprend, me cueille à l’arrachée. Et bien sûr j’aime ça. De vous à moi, je n’attends même que ça. A la vérité, c’est alors quelque chose en lui qui m’agrippe, et me ramène à vous.


Quand Lionel chante, je pense à vous. Et je pleure. 


Oui, quand je pense à vous je pleure. C’est comme ça. Et vous n’y êtes pour rien, n’allez pas bêtement entamer une psychanalyse pour ça, ça vient de moi, je pleure quand je pense à vous. Et c’est pas nouveau du tout, petit déjà quand je pensais à vous je pleurais. 


C’est une vraie confidence que je vais vous faire, sûrement la plus intime, peut-être la plus secrète : c’est dans les pleurs, dans les larmes, dans ces gouttes salées qui me viennent depuis toujours quand je pense à vous, c’est là que se cache le secret de mon engagement à faire connaître Lionel. 


Je ne suis pas le manager de Lionel Langlais.  


Pas plus qu’à onze ans à Nevers j’étais le manager d’Adamo quand papamaman m’avait emmené le voir au Palace et que dans le noir j’avais pleuré en regardant les gens et leurs grands yeux tout pleins de bonheur. Pas plus que pour Brassens à Rouen, quand j’étais au premier rang, au pied de son micro, et que les mêmes larmes m’étaient venues à sentir tellement fort cette grande salle derrière, remplie de gens tous ensemble réunis autour de cette idée que la vie ça pourrait être aussi ça, être ensemble, heureux, à se vouloir tous du bien. Comme ils étaient bons les gens de ce soir-là, et comme ils s’aimaient, et tous les uns les autres, de se savoir tous et les uns et les autres capables de ça, de ce sentiment limite nigaud, qui ferait rire partout ailleurs mais pas dans cette salle de ce soir-là, que Brassens pudiquement déculpabilisait de ses si bons sentiments, désencombrait de ses lourdeurs quotidiennes. Macias aussi !! Si si ! Enrico Macias ! Je peux en témoigner ! J’avais 20 ans et rien à foutre de Macias, mais je suis allé à son concert, parce que depuis tout petit je vais aux concerts comme les papillons vont aux loupiottes, et parce que ce soir-là c’était gratuit ! Mais les mêmes larmes sur les joues à les voir tous autour de moi si heureux, si beaux de ce bonheur tout vrai, si reconnaissants à lui qui les embarquaient tous au loin, un loin si loin de ce qu’ils étaient avant le concert, si loin de ce qu’ils seraient après… Pareil pour Aznavour, Trenet, Ferré, Montant, Lama, Béart, Barbara, Devos, Souchon, Bruel, Bénabar… j’ai pleuré, je pleure, je pleurerais. Et pareil au cirque, j’ai pleuré, je pleure… Et pareil j’ai pleuré place de la République à la mort de Mitterrand à les voir les uns les autres se serrer sous la pluie à le remercier de ce que sous les apparences il avait changé de leur vie…


Chaque fois je pleure un chagrin d’enfant bien sûr. On ne pleure jamais que ça. 


Chacun fait comme il veut avec son enfant. Moi, dans ma vie, c’est l’enfant qui décide de tout. Quoi que je fasse ou dise, rien ne m’engage réellement, que l’accord ou le refus de cet enfant du dedans. C’est un choix mûrement réfléchi, très solidement délibéré : tout le temps je l’écoute, et toujours je lui fais confiance. Et c’est en lui qu’on trouve le secret de mes larmes. Car c’est lui qui pleure quand ça coule sur mes joues. Comme c’est aussi lui qui a su un jour dénicher Lionel. 


Et j’ai compris assez vite pourquoi. Et justement en voyant Lionel sur scène. C’est que le petit a retrouvé avec lui le goût des émotions qu’il veut ressentir dans une salle de spectacles. Jusque-là il s’emmerdait, le gamin. Depuis un temps qui s’allongeait, presque à tous les spectacles où je le traînais, il s’endormait à la troisième chanson. Il voyait pas d’artistes, et pas de public. Que des gens. Des gens dans la salle, des gens sur la scène, du chanteur, du musicien, de la lumière, du son, du talent, du métier, que des trucs respectables et que je respecte, mais pas ce quelque chose qui fait des gens un public, qui leur donne ce supplément d’âme qui les réunit et les nourrit l’air de rien, et qui finalement remue le petit jusqu’à le faire pleurer comme il aime.


Un soir où j’écoutais Lionel sur scène, c’est allé plus loin que les larmes. Comme si le gamin avait décidé de me parler pendant que Lionel chantait. J’ai senti monter une colère. Que je pouvais comprendre mais que j’aurais eu tendance à étouffer un peu sous des arguments bien raisonnables.


Pour lui, je le sens, les choses sont simples et devraient le rester. Pour lui Lionel est un artiste comme la chanson n’en connait pas si souvent, s’agirait juste de le dire haut et fort, pas s’en excuser, et pas attendre quoi que ce soit de qui que ce soit. Juste rameuter et gueuler sur les toits.


Mais rameuter qui, gueuler quoi ?


Il s’en fout, le petit. Me répond même pas. Il regarde Lionel qui chante, voit comme il est heureux, voit bien qu’il aura toujours assez de monde dans la salle, que même s’il n’y avait qu’une seule personne, il chanterait pareil. Qu’on en rajouterait deux mille, que ça changerait rien pour lui. Que c’est juste pour le public que ça changerait tout, et que c’est pour ce public qu’il faudrait se battre, pas pour Lionel. 


Il est dingue, ce môme… J’ai beau lui dire coûts de production, budget promo, distribution, attachés de presse, journalistes, pub, magouilles, subventions, il se marre, il ne pleure plus du tout, il se bidonne, il dit que tout ça c’est fait pour les chanteurs, mais que Lionel c’est pas un chanteur, c’est un artiste qui fait de la chanson, que c’est pas du tout pareil, que c’est même tout le contraire, qu’un chanteur il lui faut un public pour exister, alors que Lionel c’est le public qui a besoin de lui et que c’est pas du tout la même chose, que le public il a faim, il a soif, il a besoin d’artistes pour se nourrir, que les chanteurs c’est le public qui les nourrit… 


— À tout hasard, j’ai fini par demander, tu ferais quoi, toi, si t’étais manager de Lionel Langlais ? Après tout, c’est vrai, c’est sûrement toi qui l’as découvert…


— Je mettrais tout le bon pain dans la bouteille, et je jetterais la bouteille à la mer…


— Le pain ? La bouteille ? Quel pain ? Quelle bouteille ?


— Donne à manger ce que je te dis aux poissons de la grande mer. Et dis-leur juste à la fin que Lionel chante... même pas besoin de leur dire où, ils vont trouver, tu vas voir… Dis-leur aussi que c’est des larmes de joie que je pleure quand je pense à eux… 


— C’est fait.

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